African Population Studies
Union for African Population Studies
ISSN: 0850-5780
Vol. 10, Num. 1, 1995
African Population Studies/Etude de la Population Africaine, Vol. 10,
November/novembre
1995
Problèmes conceptuels d'observation des décès
adultes en Afrique
Hubert Martin Laourou
Code Number: ep95005
Résumé
Le fait que le système d'enregistrement permanent des événements
démographiques à l'état civil fonctionne mal en Afrique
subsaharienne explique que la plupart des données exploitées
par les chercheurs proviennent des enquêtes démographiques (quelles
soient à passage unique ou à passages répétés).
Mais ces données sont souvent entachées d'erreurs de déclaration
non négligeables, et il faut alors recourir à l'estimation
indirecte de la mortalité.
Mais toutes les approches d'estimation de la mortalité adulte (qu'il
s'agisse de son estimation directe ou de son estimation indirecte) reposent
sur des concepts et des hypothèses (implicites ou explicites) qui
ne transcendent pas les cultures. C'est ainsi que ces concepts et hypothèses
sont exposés à d'importantes perturbations culturelles qui
ne sont pas sans conséquences sur la fiabilité des estimations
de la mortalité en Afrique noire. Ce texte attire l'attention sur
ces risques et invite à les prendre en considération dans la
collecte et l'analyse des données démographiques africaines
en général, et plus particulièrement celles portant
sur la mortalité adulte. C'est à ces conditions qu'on peut
espérer une meilleure estimation de la mortalité adulte.
Summary
The fact that the permanent registration system of demographic events
at the vital registration centre does not work well in Sub-Saharan Africa
can be explained by the fact that most of the data on which researchers
base their work come from population surveys (be they single passage or
repeated passage surveys). But these data are often marred by non negligible
declaration mistakes, and it is therefore necessary to resort to indirect
mortality estimate.
But all approaches of adult mortality estimate (be it direct estimate
or indirect estimate) are based on concepts and assumptions (be they implicit
or explicit) which do not go beyond cultures. This is why these concepts
and assumptions are exposed to major cultural disturbances which are not
without consequences on the reliability of mortality estimates in Black
Africa. This text draws attention on these risks and urges to take them
into consideration in the collection and analysis of data on the African
population in general, and more particularly on those relating to adult
mortality. It is on these conditions that it is possible to hope for a
better adult mortality estimate.
Introduction
Les phénomènes démographiques ont une dimension quantitative évidente;
aussi sont-ils mesurés par des indicateurs qui rendent compte de leurs
calendriers et intensités. Mais étant donné que c'est
l'homme (en tant qu'être social) qui en est l'acteur, ces phénomènes
possèdent aussi une dimension qualitative (non moins importante).
Il est donc nécessaire de s'interroger sur les contenus sociologiques
des concepts utilisés dans la collecte et l'analyse des données
démographiques, et de consulter la littérature anthropologique,
hélas peu sollicitée en démographie dite quantitative1.
Cette dimension qualitative est prépondérante lorsqu'on s'intéresse à un
phénomène aussi complexe que la mortalité d'une part,
et lorsque le champ géographique et culturel de l'étude est
l'Afrique subsaharienne d'autre part. Ceci impose d'analyser les concepts
utilisés et les hypothèses de travail couramment émises
dans les travaux de recherche sur l'estimation de la mortalité adulte
en Afrique, qu'il s'agisse de son estimation directe ou indirecte.
Nous nous intéressons à la mortalité adulte en Afrique
subsaharienne parce que ce phénomène n'y est pas suffisamment
pris en compte en raison, entre autres, de l'intérêt limité des
bailleurs de fonds (commanditaires des enquêtes démographiques)
sur la question.
Nous aborderons successivement les points ci-après :
une critique des méthodes d'estimation de la mortalité adulte
en Afrique subsaharienne;
des réflexions sur les principaux concepts intervenant dans l'estimation
de la mortalité adulte.
1. Aperçu critique des méthodes d'estimation de la mortalité adulte
en Afrique subsaharienne
Les données nécessaires à une mesure directe de la
mortalité adulte en Afrique subsaharienne sont souvent déficientes
(sous-enregistrement des événements, différentes erreurs
de déclaration, etc.). L'état civil fonctionne mal là où il
existe, et les quelques tentatives pour disposer d'informations fiables ont
rarement donné les résultats escomptés. Ainsi, les recensements
et enquêtes démographiques effectués dans bon nombre
de pays ont permis de disposer d'informations (décès des douze
derniers mois en particulier) sur la mortalité, mais les omissions
sont souvent non négligeables (Dackam, Gubry et Ngwé, 1993;
Diop, 1990; Tabutin, 1984). Il fallait alors trouver des approches méthodologiques
pouvant permettre d'estimer la mortalité à partir de ces données
imparfaites. D'où un recours quasi systématique aux tables
types de mortalité et à l'estimation indirecte de la mortalité par
les méthodes basées sur la survie des ascendants2.
Qu'elles aient été construites par la régression des
quotients de mortalité, le recours à une table standard ou
l'application d'une analyse en composantes principales, la plupart des tables
types existantes ont pour point commun d'avoir été basées
sur des données européennes (Wunsch, 1984). Ce constat est
d'autant plus gênant que la transition de la mortalité dans
les pays en développement se présente très différemment
de la situation vécue en Europe (Ruzicka et Hansluwka, 1982; Palloni
1985; Tabutin, 1986; Waltisperger, 1986). Même les tables types des
Nations Unies de 1982, qui ont été construites à partir
des données des pays en développement, ont écarté les
données provenant de l'Afrique au Sud du Sahara en raison de leur "mauvaise
qualité". Quant aux tables types de l'OCDE, qui ont l'avantage d'avoir
intégré des données africaines, elles recèlent
des insuffisances non négligeables (Leton, 1981; Yaakoubd, 1984).
De plus, les plus récentes parmi les données africaines de
l'OCDE (1980a et 1980b) datent de 1971. Ces données ne sont certainement
pas représentatives de la qualité actuelle des statistiques
qui, bien qu'étant encore défectueuses, se sont certainement
améliorées lors des recensements et enquêtes démographiques
de la décennie 19803. Laourou (1994a) en donne une illustration à partir
des données de l'enquête à passages répétés
au Bénin réalisée en 1981-1983. Les résultats
de cette enquête ont permis de mettre en évidence l'inadéquation
entre des schémas de mortalité obtenus par estimation directe
en Afrique et les tables types de mortalité qui y servent souvent
de référence.
En ce qui concerne l'estimation de la mortalité adulte à partir
des informations sur la mortalité des enfants, plusieurs études
dont celles de Blacker et al. (1985) et de Murray et al. (1992),
ont attiré l'attention sur les limites d'une telle procédure.
Quant aux méthodes d'estimation basées sur la survie des ascendants4,
elles sont non seulement perturbées par le phénomène
d'adoption (Wunsch, 1984; Timaeus, 1986 et 1988), mais également par
le fait que les concepts de père et de mère ne transcendent
pas les cultures. L'ascendant (père ou mère) social d'un individu
peut en effet être différent de son ascendant biologique, contrairement à l'hypothèse
implicite (inspirée des cultures 'occidentales') tendant à confondre,
de façon quasi systématique, les deux notions d'ascendant social
et d'ascendant biologique5. Or cette hypothèse implicite
est à la base de ces méthodes. Lorsque l'on pose à un
individu enquêté la question de savoir si son ascendant (père
ou mère) est en vie, celui-ci peut avoir tendance à fournir
une réponse relative à son ascendant social, car il n'est pas
exclu que ce dernier ait une plus grande importance compte tenu de sa culture.
Outre l'état civil dont on n'espère pas grand-chose (tout
au moins à court terme), les deux principales sources d'informations
directes sur la mortalité adulte sont les décès des
douze derniers mois enregistrés dans les enquêtes démographiques à passage
unique, et les décès entre passages issus des enquêtes à passages
répétés. Si d'importantes critiques ont été formulées à l'encontre
de l'observation rétrospective des décès des douze derniers
mois (problèmes de datation, d'omissions, etc.), ceux provenant des
enquêtes à passages répétés semblent moins
défectueux. Car ils découlent de l'observation à plusieurs
reprises d'un échantillon permanent de la population (Cantrelle, 1974;
Vallin, 1975; Laourou, 1994a).
Par ailleurs, des techniques d'évaluation du taux d'enregistrement
des décès sont souvent sollicitées pour évaluer
la qualité des données sur la mortalité. On distingue
plusieurs types de méthodes: celles basées sur l'hypothèse
de stabilité de la population, celles nécessitant des données
de deux recensements consécutifs, et les autres méthodes qui
ne peuvent être rangées dans ces deux premières catégories.
D'une façon générale, la méthodologie permettant
l'évaluation du taux d'enregistrement des décès n'est
pas adaptée aux réalités africaines, car la plupart
des méthodes utilisées pour évaluer le taux de couverture
des décès reposent sur l'hypothèse peu réaliste
de stabilité de la population. Des développements récents
ont certes permis d'introduire, à partir des relations générales
entre mouvement et structure démographiques, des techniques d'évaluation
qui n'exigent pas cette hypothèse, mais on se heurte toujours à des
difficultés importantes car ces techniques nécessitent une
bonne connaissance des risques concurrents que sont les mouvements migratoires
et des recensements de qualité comparable (Thiltgès, 1987;
Wunsch, 1989). Ce qui constitue une limite, car bon nombre de pays africains
viennent à peine d'organiser leur deuxième recensement. De
plus, les pays qui disposent de deux recensements butent, malheureusement,
sur le fait que ceux-ci sont rarement de qualités comparables, étant
donné que les expériences acquises lors du premier recensement
ont pu contribuer à améliorer la qualité du deuxième
recensement.
Ainsi ee ce qui concerne les méthodes d'évaluation de la couverture
des décès basées sur l'hypothèse de stabilité de
la population, les résultats de Salhi (1987) permettent de constater
que dans des situations simulant un sous-enregistrement différentiel,
toutes ces méthodes, et en particulier celle de Brass, sous-estiment
le niveau réel de l'enregistrement. Cette sous-estimation peut même
atteindre les cinquante pour cent.
En conséquence, il etait nécessaire de proposer une autre
approche méthodologique moins contraignante au niveau de ses hypothèses
de base. C'est ainsi que Laourou (1995) a suggéré une nouvelle
approche qui, d'une part se passe de l'hypothèse de stabilité de
la population, et d'autre part permet d'évaluer des taux d'enregistrement
des décès par tranche d'âges. Des simulations sous différents
scénarios ont permis de situer l'apport de cette nouvelle approche
par rapport aux méthodes préexistantes (voir Laourou, 1994b).
Mais il ne fait aucun doute que seule l'amélioration de l'état
civil constitue, à long terme, la solution efficace pour l'analyse
démographique en Afrique subsaharienne comme partout ailleurs. A court
et à moyen termes cependant on usera encore de résultats tirés
d'enquêtes démographiques, d'où la nécessité d'une
exploitation optimale de ces données à travers la prise en
compte des nombreux problèmes conceptuels qui se posent en Afrique.
2 concepts intervenant dans l'estimation de la mortalité adulte
Plusieurs concepts interviennent dans l'estimation de la mortalité adulte
en Afrique subsaharienne. Au nombre de ceux-ci:
la notion de mort dont les différentes conceptions (dues aux cultures)
peuvent avoir des implications sur les déclarations de décès;
les concepts de temps et d'âge en raison de leur importance capitale
dans l'analyse de la mortalité;
et enfin, les concepts de père et mère qui sont déterminants
dans la méthode indirecte d'estimation de la mortalité adulte
au moyen des informations sur la survie des ascendants.
2.1 Concept de mort
Pour prétendre à l'estimation de la mortalité adulte
au sein d'une population, il faut d'abord commencer par s'assurer, d'une
part que tous les individus de cette population ont la même conception
de la mort, et que d'autre part cette conception correspond bien à la
définition que l'analyste (c'est-à-dire le chercheur) a du
phénomène. Ceci n'est pas évident lorsqu'on s'intéresse à un
phénomène aussi complexe que la mortalité.
Akoto (1993:11) rappelle que "durant une bonne partie de son histoire, des
origines jusque vers 1650, l'homme a accepté la mort avec résignation".
C'est encore le cas dans bon nombre de sociétés africaines,
où la naissance, la maladie et la mort sont toujours l'affaire exclusive
de la Providence.
Pour diverses raisons, les réticences à l'égard de
la mort et de l'information y afférente sont nombreuses en Afrique
noire. Ainsi, on ne peut parler de la maladie et de la mort sans prendre
en compte les représentations de la personne, qui constituent un aspect
de l'organisation sociale. Toutes les représentations de l'homme et
de la mort ont pour finalité l'établissement de diagnostics
en rapport avec une représentation fondamentale de la société (Augé 1975).
Selon Antoine et Herry (1982), il n'est pas interdit de parler de la mort
mais il faut savoir distinguer entre "ce qui peut être dit" et ce qui "doit être
dit autrement". Ces deux auteurs signalent que dans certaines régions
de la Côte d'Ivoire, on hésitera à parler de la mort
d'un enfant, quand cette mort est attribuée à un sorcier, pour
ne pas attirer son attention sur l'enfant suivant. Remarquons que des morts
de personnes adultes sont aussi attribuables à des sorciers6 et
pourraient de ce fait, avoir des significations particulières pouvant
porter préjudice à leur déclaration7.
En revanche, dans bon nombre de sociétés africaines, la mort
supposée naturelle d'une personne âgée pourrait être
oubliée parce que considérée comme un simple "retour à la
maison de provenance" au lieu d'un décès avec son cortège
de douleurs. Ce qui signifie que les décès peuvent avoir des
significations différentes, non seulement suivant les causes supposées
de décès, mais également suivant l'âge auquel
ils surviennent.
A ce propos, l'expérience des Meru Tigania-Igembe, locuteurs Bantous
localisés au nord-est du mont Kenya est assez édifiante. Parlant
du akiri8, Peatrik (1993:3) écrit que "quelle que soit
la peine de ses proches, le décès d'un être accompli
n'est pas conçu comme une rupture ou la manifestation d'une transition
dangereuse. Ni deuil, ni funérailles à proprement parler, le
rituel discret et austère qui entoure la dépouille d'un akiri
marque l'accomplissement d'un processus, l'achèvement d'un cycle de
vie. Les Meru ne définissent pas une vie après la mort et n'ancestralisent
pas leurs défunts. En revanche le décès d'un être
inaccompli, c'est-à-dire tout individu qui n'a pas atteint le dernier échelon,
est un événement tragique et dangereux. Des rites bien particuliers
sont mis en oeuvre qui visent à écarter le danger et à rétablir
le cours des choses."
Dans ces conditions, il n'est pas certain que la mémoire des personnes
interrogées réagisse avec la même fidélité pour
déclarer la mort d'un akiri ou celle d'un être inaccompli. Indépendamment
de ce problème de mémoire, il se pourrait aussi que la volonté de
déclaration de l'événement par l'enquêté,
soit différente selon qu'il s'agit de la mort d'un akiri ou de celle
d'un être inaccompli.
Dans la région d'Abomey au Bénin, on n'est pas autorisé à dire
qu'un roi, ou qu'un chef de collectivité (dâ) est mort.
On dit plutôt 'qu'il fait nuit' quand il s'agit d'un roi, ou 'qu'il
est allé à Allada9' quand il s'agit d'un chef de
collectivité10. Dans la culture locale, on ne conçoit
en effet pas qu'un descendant de la dynastie royale (investi des fonctions
de chef de collectivité) puisse mourir. Lorsqu'un dâ décède11,
on croit qu'il ne peut avoir définitivement disparu, et qu'il est
plus vraisemblablement allé retrouver ses ancêtres et ses origines à Allada.
Les mêmes expressions s'emploient aussi dans d'autres localités
fon12 pour signifier des décès de dignitaires. Au
cas où on interrogerait, sans la moindre précaution, sur le
décès d'une personne se trouvant dans l'une des catégories
précitées (roi ou dâ), on risquerait de ne pas
avoir la réponse adéquate.
S'agissant du chef de collectivité (dâ) par exemple,
différentes situations peuvent se présenter selon qu'on est
dans une enquête rétrospective à passage unique ou dans
une enquête à passages répétés:
dans une enquête rétrospective, du type enregistrement des
décès des douze derniers mois, des décès de dâ pourraient échapper à l'observation
si on se contentait de s'informer sur les décès survenus au
sein du ménage sans entrevoir une (ou des) question(s) subsidiaire(s)
tenant compte des dâ ou de toute autre particularité culturelle;
dans une enquête à passages répétés,
si l'enquêteur posait la question de savoir où se trouve le
chef de collectivité (ou dâ)13 l'enquêté répondrait
que 'dâ est allé à Allada' dans le cas où celui-ci
serait décédé, et un enquêteur non averti enregistrerait
dans ses questionnaires une migration, plutôt qu'un décès.
Ainsi, ces deux interlocuteurs (enquêteur et enquêté),
pourtant tous de bonne foi14, seraient piégés par
la différence entre leurs systèmes de significations15 respectifs.
Il faudrait donc savoir interroger l'enquêté dans les termes
appropriés, si l'on veut se donner quelque chance de collecter l'information
exacte.
En outre, dans la plupart des régions du Bénin, la mort par
accident de la circulation apparaît comme un drame, voire une catastrophe16 pour
la communauté au sein de laquelle elle survient. Une telle mort est
donc considérée comme mystérieuse, avec pour conséquence,
le risque d'un refus de déclaration de l'événement par
les membres de la communauté concernée. Ce qui pourrait se
traduire par une omission volontaire de ce type de décès au
cours d'une éventuelle opération de collecte d'informations
démographiques. De façon plus générale, la mort
d'un jeune adulte est mal perçue quand elle survient subitement. Elle
apparaît en effet suspecte pour la communauté entière,
et elle peut même plonger tout un village dans une certaine torpeur
pendant une assez longue périodes. Ces morts sont inhumés avec
des précautions particulières.
Il arrive aussi que des personnes gravement malades aillent se faire soigner
dans leur village d'origine dans la perspective d'y être inhumées.
Ce qui leur donne l'espoir de rester (après leur mort) dans la mémoire
collective à l'instar de leurs ancêtres. Une telle attitude
peut avoir des implications sur la collecte des données démographiques à partir
du moment où la conception que ces personnes ont de la mort (ou de
l'après mort) les amène à choisir de mourir hors de
leur lieu de résidence habituelle, avec pour conséquence des
risques d'omissions de leurs décès dans les enquêtes.
Ce fut le cas en Côte d'Ivoire (Antoine et Herry 1982). Le même
phénomène a également été observé au
niveau des données de l'enquête à passages répétées
du Bénin (1981-1983), où il a rendu impossible l'estimation
directe de la mortalité dans la ville de Cotonou au moyen de cette
source d'informations (Laourou 1994b).
En définitive, la mort d'un individu est en Afrique subsaharienne
un événement chargé de significations, peu évidentes
pour un observateur non averti, et dont il faut forcément tenir compte17 si
l'on veut, d'une part collecter des données de bonne qualité,
et d'autre part apprécier les données collectées sur
la mortalité à leur juste valeur. C'est à ces conditions
qu'on peut espérer une meilleure estimation de la mortalité adulte
en Afrique au subsaharienne.
2.2 Concepts de temps et d'âge en Afrique noire
Les sources d'erreurs de déclaration d'âges dans les opérations
démographiques en Afrique se présentent couramment en termes
d'attraction ou de répulsion pour certains chiffres, et de rajeunissement
ou de vieillissement de certaines personnes. Mais comme le souligne Ntozi
(1977), il s'agit surtout d'une question de différence de conception
entre les notions 'occidentale' et africaine de l'âge et du temps.
A ce sujet, Roger et al. (1981:179), cités par Gbenyon (1990),
font remarquer que "la notion de temps, sa représentation et sa gestion
ne se définissent et ne s'expliquent qu'en fonction de la structure
sociale et de l'organisation économique correspondantes de la société concernée".
Dès la naissance, l'africain s'inscrit dans un "temps cumulatif" qui
sert non pas à mesurer son âge mais à définir
son statut social par rapport aux autres personnes18. Il n'existe
donc aucun intérêt à comptabiliser l'âge en années
(Gbenyon 1990). On voit venir et passer les années dans un rythme
comparable à celui de la lune, chaque année vient et s'en va,
s'ajoutant à la dimension du passé (Mbiti 1972). On comprend
alors qu'en Afrique, le repérage temporel des événements
ayant marqué le passé d'un individu ou celui de ses proches
soit moins évident que dans d'autres régions du monde19.
Lorsque le dwala de la côte du Cameroun déclare que
son enfant est né au moment des fêtes de l'indépendance, "il
ne cherche point à fixer l'âge de l'enfant ou la date de l'événement:
il se contente d'affecter la même marque du temps à l'un et à l'autre...
L'âge n'est donc pas déterminé, mais situé dans
une période, estimé par le rapport à la durée
du souvenir que l'on a d'une chose. Mais cette mise en rapport de deux événements
n'implique pas leur simultanéité" (Bekombo-Priso 1993:6).
La manipulation du temps par des individus, pour diverses raisons, peut
aussi se traduire par un phénomène de rajeunissement ou de
vieillissement volontaire de certaines personnes décédées
(Nations Unies 1984).
Aussi peut-on être amené à vieillir ou à rajeunir
un individu (même vivant) selon qu'on a ou non du respect (ou de l'estime)
pour lui.
On peut parler de difficultés réelles dans les déclarations
de l'âge en Afrique subsaharienne. Dans ces conditions, la maîtrise
de l'âge dans les enquêtes démographiques africaines devient
extrêmement difficile en l'absence de pièce d'état civil
(source d'information censée être neutre). Or l'enregistrement
d'un décédé (en supposant qu'il est déclaré)
dont l'âge est entouré d'incertitude présente un intérêt
très limité pour l'analyse de la mortalité.
Toutes ces considérations, loin d'alimenter le scepticisme sur la
qualité des données africaines, devraient plutôt être
déterminantes dans le choix d'approches méthodologiques d'investigation
démographique. Il ne fait aucun doute (par exemple) qu'une enquête à passages
répétés est à l'abri du phénomène
de rajeunissement ou de vieillissement de certaines personnes décédées,
car les âges de ces personnes sont estimés à un passage
précédant leurs décès (soit avant les décès).
Ce qui n'est pas le cas des enquêtes rétrospectives portant
sur les décès des douze derniers mois, car celles-ci sont très
exposées aux nombreux problèmes que posent les concepts d'âge
et de temps en Afrique subsaharienne. A ce sujet Laourou (1994b) montre que
les données issues de l'enquête à passages répétés
du Bénin (1981-1983) ont mieux résisté aux diverses
perturbations que les décès des douze derniers mois; ce qui
a permis de se servir des décès entre passages pour proposer
les seules tables de mortalité du pays construites par estimation
directe20.
2.3 Concepts de père et mère
Dans les méthodes d'estimation de la mortalité adulte au moyen
des informations sur la survie des ascendants, la plupart des chercheurs
attribuent aux concepts de père et mère une telle évidence
que seul le phénomène d'adoption est censé les perturber.
Pourtant, plusieurs anthropologues et ethnologues, dont Geffray (1990), ne
semblent pas partager ce point de vue.
Dans son ouvrage consacré à la critique de la parenté chez
les Makhuwa du Mozambique, Geffray (1990, 19-20) fait remarquer que "le recours
au vocabulaire de notre parenté pour l'analyse d'un système étranger
semble engager le raisonnement dans une impasse. L'observateur qui prétend
discerner ce qui ordonne le système d'une parenté exotique,
en employant les mots convenus de sa propre parenté comme catégories
analytiques, fait tendre son effort à son insu vers la confrontation
de deux systèmes de significations [...] Elle pourrait conduire, s'agissant
des mots de la parenté makhuwa, à la formulation de raccourcis
saisissants tels que: le 'beau-père' est un 'oncle', le 'père'
est un 'fils', la 'grand-mère' est une 'petite fille'[...] - montrant
l'inadéquation de la terminologie et les effets spectaculaires qui
résultent de son emploi21."
Ainsi, transparaissent des différences importantes entre les notions
d'ascendants (père ou mère) biologiques et celles d'ascendants
sociaux. En conséquence, lorsqu'il est demandé à un
Makhuwa du Mozambique si son père (ou sa mère) est en vie,
sa réponse pourrait être relative à son père (ou
sa mère) social(e), et pas forcément à son père
(ou sa mère) biologique.
Par ailleurs, on pourrait remarquer que dans la plupart des régions
d'Afrique subsaharienne, le concept d'adoption a un contenu différent
de sa conception 'occidentale'. Ce qui a conduit certains auteurs, dont Locoh
(1984), à préférer le terme d'enfant confié22.
En effet l'enfant confié ne change pas de nom, et reste lié à son
clan d'origine (Houngbédji 1977). Par contre, il peut résider
avec des personnes qu'il considère sous certains aspects comme ses
ascendants sociaux, au même titre que ses ascendants biologiques. Ce
qui n'est pas de nature à conforter l'hypothèse d'unicité (du
père ou de la mère) indispensable aux méthodes basées
sur la survie des ascendants.
Dans une enquête réalisée à Dakar, Antoine et
Bocquier (1992) rapportent, qu'en laissant ouvertes les questions sur la
parenté afin de repérer les parents les plus couramment cités,
l'enquêté répondait en des termes wolof23 "de
parenté classificatoire, auxquels il donne des contours très
vagues (Diop 1985)" pour indiquer leurs liens de parenté avec telle
personne. A titre d'exemple, l'expression wolof baay englobe le père,
des frères germains et les cousins. C'est dire qu'en cherchant à se
renseigner sur la survie du père, on pourrait aussi avoir des informations
relatives à la survie de frères germains et de cousins, bien
que ces derniers ne relèvent pas de nos préoccupations.
Comme le soulignent aussi Antoine et Bocquier (1992), la difficulté liée à la
formulation des questions sur la parenté fut telle, qu'au terme de
la préenquête, ces questions ont failli être supprimées.
Le problème est d'autant plus complexe que le recueil précis
de la parenté autorise divers critères de classification telle
la présence de plusieurs générations, ou la présence
de collatéraux (Locoh 1988; Vimard 1987). Malgré tout, il n'est
un secret pour personne que les informations sur la survie des ascendants
sont d'une importance secondaire dans les enquêtes et recensements
réalisés en Afrique. De ce fait, ces informations ne requièrent
aucune attention particulière de la part des enquêteurs. Ce
qui pourrait susciter quelques interrogations sur la fiabilité de
ces données relatives à la survie des ascendants.
Conclusion
L'estimation de la mortalité adulte en Afrique subsaharienne pose
problème. Ceux relatifs à l'observation directe des décès
sont, dans la plupart des cas, des problèmes réels de données
déficientes, auxquels se greffent (hélas trop souvent) des
préjugés défavorables, se traduisant par une tendance
quasi-systématique à rejeter les données qui s'écartent
des schémas types de mortalité.
En ce qui concerne l'estimation de la mortalité au moyen des informations
sur la survie des ascendants, on fait appel à des concepts moins évidents
qu'il n'y paraît. Les notions de père et de mère n'ont
pas forcément le même contenu pour tout le monde. C'est ainsi
que Geffray (1990) fait remarquer que le recours au vocabulaire de notre
propre parenté pour l'analyse d'un autre système semble engager
le raisonnement dans une impasse. Cette remarque est aussi valable pour les
concepts de mort, d'âge et de temps.
On devra davantage prendre en compte ces considérations dans la collecte
et l'analyse des données démographiques africaines en général,
et plus particulièrement dans l'estimation directe ou indirecte de
la mortalité.
Notes
1.Basée sur des notions mathématiques, et où on
relève pourtant une grande multiplicité des concepts utilisés
et des hypothèses (implicites ou explicites) souvent émises.
2.La
méthode d'estimation de la mortalité adulte à partir
de la survie des collatéraux (les frères et soeurs ainsi que
les conjoints) est d'un usage très rare en Afrique.
3.Tabutin (1984) souligne en effet que de grands progrès
ont été réalisés dans la collecte des données
démographiques en Afrique ces dernières années.
4.C'est la méthode d'estimation indirecte de la mortalité adulte
la plus courante en Afrique noire.
5.Car on raisonne comme si chaque individu ne pouvait avoir qu'un
seul père et une seule mère.
6.Dans son expérience relative à la communauté de
Bregbo en Côte d'Ivoire, Augé (1975:221) confirme la réalité des
croyances à la sorcellerie en ces termes: "J'avais la réponse à un
certain nombre de questions que semblaient s'être posé des observateurs
de Bregbo: je savais que les morts recensés dans les confessions étaient
en général bien morts, que les <> et
les <> étaient des individus tout à fait
réels; je savais aussi à quelle sphère sociale appartenaient,
en principe, les victimes de qui se déclarait sorcier, la logique
des croyances à la sorcellerie (très institutionnalisées
dans les sociétés ivoiriennes et en particulier dans les sociétés
lagunaires)" [...]
7.Chez les Alladian de Côte d'Ivoire, "l'interrogation
du cadavre est toujours pratiquée... Toutes les morts ne sont pas
attribuées à l'action d'un sorcier, certes, mais toutes les
morts ont une cause et cette cause est souvent l'action d'un esprit plus
fort que celui de la victime..." (Augé 1975:222).
8.Peatrik (1993:3) présente le akiri en ces termes: "l'individu
qui a atteint le degré de Père du pays, n'est pas encore un être
complet, achevé. Il lui faut franchir une ultime étape: une
fois que cet homme et sa classe ont transmis les pouvoirs à la classe
suivante, il effectue un grand rituel dispendieux par lequel il devient un
akiri, du verbe kwarika qui signifie clore. En tant qu'akiri, il est
(vers 65-70 ans) un homme accompli, ûmûnyoru mûkûrû.
Retiré des affaires politiques, dégagé des soucis domestiques,
il est aussi devenu un grand père au sens où les Meru l'entendent
c'est-à-dire qu'un petit-fils, au moins, a repris son nom, et ce faisant,
a assuré sa renaissance. Il accède ainsi à un état
de sacralité qui le rend apte à effectuer des rituels pour
le bien-être collectif (remédier aux sécheresses, aux épidémies)
et celui des familles."
9.Il s'agit d'une autre localité située plus au
sud, et qui passe pour le berceau de la culture fon (ethnie majoritaire dans
la partie méridionale du Bénin). En conséquence, la
famille royale d'Abomey, qui est issue de l'ethnie fon, est historiquement
originaire d'Allada (Cornevin 1962).
10.Le dâ assume aussi des fonctions religieuses.
Celles-ci lui donnent les moyens de garantir une protection spirituelle aux
membres de sa collectivité, qui lui doivent en retour une grande considération
(à la limite de la vénération). Il peut arriver que
des collectivités aient la dimension d'une famille élargie.
Ainsi, on rencontre couramment des dâ dans cette région
d'Abomey. Ils constituent donc une population dont l'effectif n'est pas statistiquement
négligeable. En outre, ils sont investis de leurs fonctions de chef
de collectivité à différents âges de leur vie
d'adultes, et ne sont pas forcément tous des patriarches.
11.Etant entendu que celui-ci n'est pas physiquement immortel.
12.Ces expressions sont d'un emploi systématique dans
toutes les localités situées aux alentours d'Abomey. Plus au
nord, vers la région de Savalou, on utilise l'expression 'zan kou',
c'est à dire qu'il fait nuit, pour signifier la mort d'un chef de
quartier ou celle d'un chef de clan.
13.Pour avoir recensé ce chef de collectivité à son
passage précédent.
14.Etant donné que l'expression employée est courante
(voire la seule autorisée) dans sa culture, l'enquêté exclurait
en effet que son interlocuteur n'ait pas compris le message.
15.Remarquons toutefois que ce type d'erreur est peu probable
lorsque l'enquêteur est de la même culture que l'enquêté,
ou s'il est formé à cela. Il lui suffirait en effet d'entendre
que le dâ est allé à Allada pour comprendre que
celui-ci est décédé. Par contre, s'il s'agissait d'une
enquête rétrospective l'enquêté pourrait ne même
pas faire allusion à la situation de dâ, et l'information échapperait
ainsi à l'observation.
16.Ces événements sont considérés
comme des avertissements graves des dieux (en particulier de Ogoun le
dieu du fer), et doivent être suivis de rituels censés apaiser
la colère de ces divinités.
17.Une bonne connaissance du milieu socioculturel, ainsi qu'une
formation adéquate des enquêteurs pourrait contribuer à minimiser
le biais.
18.Plus une personne prend de l'âge (synonyme d'acquisition
de l'expérience nécessaire à la gestion d'une communauté),
plus elle prend de la valeur socialement (Singleton 1993). Le temps et l'âge
ne sont donc pas neutres et représentent ainsi un instrument de pouvoir.
19.On peut remarquer avec Bekombo-Priso (1993:23), que même
ailleurs, "le temps n'est pas partout mesuré de la même façon,
et la mesure qui lui est appliquée a varié suivant les époques à l'intérieur
d'une même région". Même si un certain temps "peut se
concevoir aujourd'hui comme une donnée universellement reconnue parce
qu'impliquée par une technologie aussi largement diffusée,
il n'imprime pas le 'temps total'...".
20.Les données relatives aux décès des douze
derniers mois n'ayant jamais abouti à des résultats concluants
dans ce pays. Et on peut aisément comprendre que le séminaire
sur la mortalité infantile et juvénile en Afrique organisé à Yaoundé du
19 au 23 juillet 1993 ait vivement recommandé la suppression de la
question sur les naissances et les décès des douze derniers
mois dans les prochains recensements. Rappelons que même au niveau
des données européennes, l'observation rétrospective
présente des insuffisances (Duchêne 1985).
21.Geffray (1990:20) écrit qu'une "longue glose paradoxale
se nourrit ainsi de la compétition des deux systèmes: c'est
un 'père' sans l'être, un 'père' très particulier,
quelque chose de très compliqué, très exotique...Le
champ sémantique du mot 'père' s'étend, s'étire
et se délaye jusqu'à perdre bientôt toute valeur heuristique."
22.Un enfant peut être amené à quitter le
domicile paternel (ou maternel) pour des raisons de scolarisation, d'apprentissage
d'un métier ou autre. Il reste cependant attaché à sa
famille d'origine, à laquelle il ne cesse de rendre visite, soit par
courtoisie, soit pour des cérémonies religieuses. Il apparaît
donc plus adéquat de parler d'enfant confié, car l'adoption
au sens strict du terme est pratiquement inexistant.
23.Le Wolof est la langue parlée par la majorité de
la population à Dakar (Sénégal).
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